Pieter Van Bogaert

VIDEøVOID Le vide est quelque chose :
Il y a quelques mois David Larcher mettait la dernière main à la bande annonce de sa nouvelle oeuvre VIDEøVOID. Qu'une vidéo commence par une bande annonce est unique en soi. Dans le cas de David Larcher cela n'a rien d'étonnant, car son oeuvre est entièrement faite de démarrages, de projets inachevés, de lancements.
Comme ses photos, films et vidéos qui se complètent et se clarifient, toute son oeuvre dialogue avec le monde. Comme son oeuvre fait partie de l'hypertexte qu'est le monde, VIDEøVOID doit à son tour devenir un hypertexte. Un texte hyper-idiosynchratique d'environ 7 x 30 minutes, où les différents textes interfèrent entre eux. Si tout se passe comme prévu on fera d'abord 4 bandes de base: le pretext, le context, le text et le subtext; les 2 premières mèneront au cortex, les deux dernières au sextext qui aboutira à son tour au xtext. Comme une encyclopédie (l'hypertexte par exellence) chaque bande se laisse regarder séparément ou en fonction des autres bandes contextualisantes (ou pré-, sub-,cor-,..). VIDEøVOID est une oeuvre qui traite de tout et de rien, pareille à l'euphorie de l'ivrogne, de l'incertitude, du hasard, des lacunes; un éternel "work in progress" issue du rien. Ou du presque rien: une vidéo de la matérialité de l'immatériel. ` A journey to the centre of the ion.

O.void (le trou noir)

L'histoire de VIDEøVOID ne commence pas par l'histoire personnelle de Larcher. Il n'en est que le nouveau porte-parole. Cette mise en question philosophique est de tous les temps: y-a-t-il toujours eu quelque chose ? Y-aura-t-il toujours quelque chose ? "Le rien" existe-t-il ? Des problèmes sur lesquels physiciens et philosophes s'interrogent toujours au 20ème siècle... Larcher louvoie comme un apprenti sorcier dans ce monde fantastique des sciences exactes et fabulatoires. Il se jette sur la théorie du vacuum de Dirac, se penche comme un enfant émerveillé sur la matière et l'anti-matière. La matière ou rien, être ou ne pas être. Sur le rien comme un vacuum dépouillé de sa matière, sur le trou qui apparaît quand on écarte un électron et qui est aussitôt remplacé par un positron (de ce fait il n'y a jamais eu de vide). Le trou comme une chose qui se déplace dans l'espace (comme une bulle d'air dans l'eau). De l'espace vide qui n'est jamais vraiment vide.
Les réminiscences à l'oeuvre de Heidegger ne manquent évidemment pas: transcender la matière et parler de l'essentiel implique un retour à "das nichts". Parler du "rien" permet, selon Heidegger, de s'en sortir, une négation possible des lois de la logique positiviste. D'un coup tout est à nouveau possible: le rien ne connait pas (encore) de règles et crée ainsi un nouveau sentiment de liberté philosophique.
Il va de soi que Larcher s'est aussi laissé inspirer par "l'esthétique de la disparition" de Virilio: de plus en plus vite nous essayons d'échapper à la réalité; Voici l'époque des accélérateurs de particules, de la théorie de la relativité d'Einstein, de la mécanique quantique, de la théorie de chaos. Des nouvelles découvertes sur l'espace et le temps. Des scientifiques qui essayent de trouver l'ordre dans le chaos, le hasard, l'imprédictible, de ce qui est par définition énigmatique. Par un état de mélancolie poétique Larcher entre avec cette "ad random video" dans le chaos de l'innommable et intangible (presque) rien. Son point de départ pondéré est que l'image vidéo n'existe pas en soi, sans contexte électronique. Pas d'images vidéo sans téléviseur. Contrairement à l'image photographique ou cinématographique, l'image vidéo reste invisible jusqu'a son transcodage. L'image vidéo est immatérielle en soi et demande un tas de matériel pour exister. L'image vidéo comme "synchronised complex of interdependent signals".
Depuis que des imprévus techniques soient à l'origine de circonstances désynchroniques dans l'oeuvre de Méliès, la machine est devenue plus importante que la réalité. De cette façon Méliès se passait déjà de l'attitude humaniste des frères Lumières vis-à-vis (de la technique) du cinéma. L'attitude humaniste des Lumières qui est à la base de la tradition Bazin dans la cinéphilie et qui voit le cinéma comme une fenêtre sur le monde, comme un oeil-caméra. Méliès passe à coté de l'animisme et saute sur l'illusionisme du cinéma: la technique en soi. Un jeu avec la forme et le temps, où l'on se moque de la matérialité des choses, de la matérialité du monde. Larcher franchit un nouveau pas dans sa confrontation avec la matérialité. Là où les Lumières essayent de capter la matérialité (réalisme), Méliès essaie de la transcender (illusionisme). Larcher appartient à une tradition qui cherche à s'infiltrer dans la matière. La tradition du cyborg, qui ne s'oppose plus à l'unification avec la matière et la technique, devenant une extention pratique (et parfois nécessaire) de son propre corp. La maîtrise de la matière et de la technique, en essayant de les saisir ou de les fuire, est devenue inutile. Non, il est également possible de s'entretenir avec eux. Inutile de rester à l'extérieur, nous pouvons en faire partie.

I. VOid (l'original et la traduction)

L'apparent néant (dépourvu de sens) du chaos est ce qui lie des oeuvre telles que GLOBAL GROOVE de Nam june Paik, VIDEOLEPSIA de Walter Verdin et ce VIDEøVOID entre eux. Ces oeuvres parlent peu mais suggèrent beaucoup. Elles ne sont pas académiques, mais elles inspirent. Toutes ces oeuvres s'intérèssent au langage: qu'il s'agisse de processus de communication (la télévision), de processus mental (l'inconscent) ou de processus de traduction (vidéo, l'incommensurabilité des différentes langues,...). VIDEøVOID est une vidéo du vide de la langue: ce qui sublime, remplace, évoque ce qui n'est pas. De l'impossibilité de la communication sans l'éternelle (re)traduction. Traduire pour parler. De la représentation en tant qu'imagination. Un monologue du "vide de la vidéo", du concret (l'original) et de l'imaginaire (la traduction). Ce qui est et l'image mentale. Ce qui est et ce qui est fait par nous.
VIDEøVOID existe en plusieurs versions. Une version originale (anglais) n'existe pas sans le bruit de fond de la traduction. La pureté est une illusion dès le début de cet
ouvrage. Il n'y a pas de texte originaux: tout est en même temps cause et effet. Chaque version de VIDEøVOID, adaptée par le réalisateur, traduite, retraduite, est une conséquence de sa propre origine, traduction de traduction. Actuellement il existe une version française, allemande et italienne. La version française se fait remarquer par sa traduction plutôt littéraire. Comme il se doit, cette traduction est également un supplément, une interpretation du texte original. Le texte français donne un surplus de valeur à la version anglaise. Ce billinguisme fait après tout partie des origines anglaises-maures des parents de Larcher. L'emploi de plusieurs langues dans VIDEøVOID fait partie d'une entité complexe et intertextuelle où les paroles sont accompagnées d'une traduction écrite pendant que les ondes textuelles flottent à travers l'image en deux langues.
Ce n'est pas seulement une oeuvre sur le langage, mais également une vidéo pour le langage, contre la communication parfaite. Contre l'idée qu'il existe un seul code qui traduise parfaitement (purement) toutes les significations. L'essentiel de l'hypertexte est le bruit de fond. Comme l'effet qui résulte de l'interférence de l'image sur le son à la télévision est un bruit de fond. Ce qu'on écarte habilement dans l'image normale de la télévision, devient ici l'essentiel: une vidéo pleine d'images et de sons pures. Image et son d'une pureté qui dépasse depuis longtemps toutes traduction. On part d'un drop-out, "attrapé" dans le studio et le son qui résulte des manipulations sur ce déchet électronique. Le drop-out est ce qui se trouve dans la marge d'une image de vidéo/télévision normale, ce qui sort du cardre, telle la voie de son sur la bande du film qu'on écarte du cadre de projection. Larcher rend précisément cette information marginale, mais essentielle à l'image vidéo, visible à la façon d'une déconstruction Dérridianesque. En disant tout et rien à la fois. Sur ce; des textes, des citations, des idées, "found footage". Rien d'original. Tout existe et a déjà été dit/montré. La seule nouveauté est que l'on se sert d'éléments bons pour la poubelle en toute autre circonstance. Et que ces éléments sont placés à coté d'autres images et textes qui eux font partie de la "haute culture", de ce qui est important.
Il n'y a pas de contexte sans contenu. Tel l'écran vide dans le "Scénario du film Passion" de Godard qui est lourd de signification, il est impossible de regarder la vidéo de Larcher d'une façon neutre comme si cette vidéo était faite d'images dépouillées de toute signification. Dès qu'il y a support, il y a signification. Tels les expérimentations de Paik avec des aimants autour d'un moniteur dans les années soixantes ou les films de Man Ray des années trentes ou de Schmelzdahin des années quatre-vingts, cette vidéo est en grande partie faite sans caméra, apparement sans aucun liens avec la réalité extérieure. VIDEøVOID est une vidéo qui ne quitte presque plus la machine. Pas de caméra, pas de captation, pas de réalité, pas de chasse. De la télévision pure, du solipsisme pur, au-delà d'une projection, au-delà de l'explosion du cinéma; la pure implosion (la télévision comme le trou noir qui se dévore). Pas d'insémination de l'extérieur. 100% a-sexuel. Le corps est devenu superflu et a été remplacé par la machine.

II vØId (le binaire: vrai ou faux, tout ou rien)

The hole is a thing. Chaque texte est un prétexte indissociable de son contexte, qui aboutira à son tour à un subtexte. VIDEøVOID est un ensemble de bits et de bytes isolés de leur contexte (David Larcher). Tout est passé au crible. L'image de la flèche devient une ligne avant de devenir "pixel". L'objet devient "the (w)hole". Le son et l'image pures nous introduisent dans un nouveau monde avec un nouveau dieu. Le dieu du binaire, 0 ou I; faux ou vrai. Le seul et unique code (signifiant) qui étouffe toute liberté/créativité. Cyberspace (la soupe où tout se mélange, où le chaos règne) devient cypherspace (où tout est mesurable, où tout est vrai ou faux). Le vide se remplit à nouveau. Les arbres cachent de plus en plus la forêt. Les éléments deviennent de plus en plus insignifiants, l'ensemble menaçant. L'envie de vide, pour échapper au chaos, pour revenir au repos, grandit minutes après minutes.
Larcher joue sciemment avec l'incapacité d'être précis, le sentiment d'insécurité, le vide propre à chaque expression. Du vide de la texture électronique, du vide de nos paroles et de nos oublis. Le texte, issu d'une machine, est un long flot d'idées, un monologue extrêmement intérieur où la distinction entre l'artiste et la machine disparait. Cette oeuvre se fond avec la machine, est manipulée / menée par la machine. Voila pourquoi ces images nous dérangent; on n'est jamais certain que ce qui est vu est réelement voulu, si il faut (ou pouvoir) en chercher du sens, voulu ou involontairement. Ce que l'on voit n'est jamais beau mais toujours fascinant, tel le son émanant des manipulations de l'image. "The video equivalent of Hendrix's Star Spangled Bar", selon Larcher.
Traduire implique que la prémisse de l'appartenance de la vérité et du mensonge à une "communication parfaite" n'existe pas. Qu'il n'y a pas de langue commune, qu'il n'y a que des jeux de langues. Que nous sommes réduit à l'emploi du langage poètique. Ni la compréhension universelle, ni la possibilité de communication rationelles n'existent. Larcher lui-même dit que son VIDEøVOID est un enchaînement de "displaced truths, misquotes and fortuitious but happy misunderstandings (...) the psychopathology of everyday electronic imagery". Du premier texte, les bandes que Larcher a enregistrées depuis 1982, rien n'a finalement été retenu. Le travail s'est
fait "out of the blue". A partir du "blue" dont Larcher parle si bien, plein de lyrisme. Le bleu qu'il faut remplir, mais dont tout peut également surgir; stimulant et incohérent à la fois. Jarman's BLUE, un film de plus - déjà légendaire - fait sans caméra. Le projet (blueprint). Blue Movies, du phallus: ce que nous n'avons pas, ce qu'il faut sublimer. Le bleu incarne ce qui sublime (apparait) et en même temps disparait. Le "Blue Peter"; le pavillon bleu au carré blanc que l'on hisse pour annoncer le départ du navire, mais qui dans la vidéo incarne également la répétition, le signal incompris. Où va tout ce bleu? La dégénérescence d'une chose en une autre (comment substitue-t-on)? Pourquoi rien ne reste-t-il tel quel? Le thème de la méthamorphose que Larcher avait déjà entamé dans GRANNY'S IS. Un film sur le vieillissement. Comment fonctionne le temps? Est-ce que tout ce substitue complètement, où trouve-t-on des lacunes, des intervalles? Où sont les trous? Est-il possible d'être entièrement et toujours présent? Est-il possible d'être réellement absent? Le problème du picnolepticus de l'ESTHETIQUE DE LA DISPARITION de Virilio et de VIDEOLEPSIA de Verdin. La madeleine de Proust. Des bourrages de notre in(sub)conscient qui apparemment ne vont avec rien. VIDEøVOID est criblé de ces éléments qui laissent derrière eux un vide. Une oeuvre qui n'est plus qu'un espace de substitution.

III vøID (the trailer's tail/tale)

Dans ce texte l'éssentiel se trouve à la fin; la raison, ou la justification se font comme toujours après. En paraphrasant Kierkegaard, la vie qu'il faut vivre du début à la fin, et qui ne se laisse contempler qu'en sens inverse... Comme le Id/Moi de Freud, que nous essayons constamment d'accorder avec le Je; toujours trop tard (nous le connaissons après sa manifestation), ce qui fait que le Je redoute le Id/Moi: une histoire sans fin. Pour laquelle il faudra à chaque fois faire une nouvelle fin.
Jamais de répit dans l'éternel hypertexte dont VIDEøVOID fait partie et où de nouvelles explications sont possible, une vidéo où les silences n'existent pas; le vide n'existe pas dans ce void. Cet éternel monologue, une folie géniale abondamment arrosée d'alcool, est un jeu de mots (qui se digèrent). Dans lequel réalisateur et téléspectateur se perdront. Comme le serpent qui se mord la queue. Dog eat dog; la vidéo qui est absorbée par elle-même. L'image qui disparait en-soi, que l'on focalise en pénétrant de plus en plus dans la matière. Le sexe virtuel qui fait que tout disparait dans le brouillard: l'effet vaseline de la cybersoupe. "La petite mort" est à jamais une fin provisoire, la fin qui signifie à jamais un nouveau début. Des cercles cerclant. Le symbole de la sphère et du 0: zero point energy. La spirale vertigineuse auprès de laquelle nous nous laissons noyer dans nos propres pensées.
Le seul vide dans cette vidéo sont les intervalles entre les images; 25 par secondes. Le paradoxe de Zénon qui apparait perpétuellement dans cette vidéo; la flèche de Zénon immobile à jamais. Le trajet parcouru par la flèche n'est qu'un enchaînement de fases immobiles, créant l'illusion de mouvement. Une illusion qui doit adoucir l'inquiétude, propre à l'homme qui n'arrète pas de remuer, de bavarder, de communiquer, qui cherche des significations. Etouffer sa peur du statique, du silence, de la mort. Ce qui s'arrète est une menace contrairement à ce qui bouge. Ce qui bouge disparaitra tôt ou tard à son tour et sera remplacé par autre chose, comme dans la théorie de Dirac où un électron partant est immédiatement remplacé par un positron.
Le paradoxe est évidemment que nous ne demandons qu'a nous arrèter. C'est justement ce qui pousse les gens à bouger: la volonté de rester. Nous sommes à la recherche du savoir durable/statique (= la vérité); le savoir qui se laisse conserver, exactement comme nous voulons être conservés, en pleine santé. D'ailleurs l'essentiel du culte du corps est qu'il faut bouger pour garder la forme (= statique/gardant l'état actuel). Nous nous déplaçons en voiture (= avancer sans bouger soi-même) jusqu'au centre de culture physique (= bouger sans avancer) pour y faire les mouvements adéquats. Ni plus ni moins. Le mouvement ne se laisse comprendre qu'en fonction de la conservation; en fonction de la recherche de la position la plus confortable pour contrôler la vie, la plus immobile. Nous nous efforçons de bouger le moins possible et à faire bouger le monde pour nous. C'est ce qui rend le cinéma depuis toujours si attractif; nous sommes assis et les images bougent à notre place. En ce qui concerne VIDEøVOID, c'est la flèche vers Void (un village en France, situé près de la rivière Vidus!) qui bouge alors que nous pouvons rester assis sur nos chaises.
VIDEøVOID est-elle une réaction sur le "devoir" de remplir l'espace, un exercice du vide? Ou faut-il y voir un paradoxe qui en résulte et qui bourre l'espace de "vide"? Notre malaise face aux extrèmes, face au silence qui tombe, face au néant; la peur de la feuille blanche/de l'écran vide. Face à cette image/son remplis d'une façon arbitraire, nous éprouvons ce même malaise. Ce qui était vide devient plein, est devenu la bande annonce qui introduit la suite et la justifie en même temps: the trailer's tail/tale, par laquelle nous essayons d'accorder notre histoire au monde. Comme nous essayons de cultiver le Id/Moi de Freud. Ce Id qui ne connait ni le bien ni le mal, ni la morale, qui ne connait que la pulsion sur laquelle s'applique uniquement le principe économique de nature primitive et irrationnelle. Le Id en tant que chaos, un tohu-bohu de tensions, un tourbillon de procès échappants aux lois de la pensée logique. L'histoire est en même temps la fin, le résultat du processus. Ce qui suit, la raison. And we all know that reasons are an afterthought.
To be continued.


Traduit du Néerlandais par Catherine Coesmans pour ETANTDONNE n 4, février-mars 1995